Vous avez très certainement vu passer cette expression ces derniers temps: “c’est mon point de vue, c’est mon opinion et elle est aussi valable que la tienne”. Ces expressions étant souvent utilisées pour clore plus que pour ouvrir la conversation.
Soutien nos idées:
Qu’est-ce qu’un point de vue au final? Tout simplement c’est le lieu d’où l’on regarde. Il y a donc nécessairement ici une approche subjective: l’appréciation de la réalité dépend du positionnement du sujet.
Or, face à l’immensité du monde et sa complexité (le temps des Pics de la Mirandole sont finis depuis des lustres!), aucun individu peut prétendre avoir une quelconque vérité absolue et complète sur le monde.
Pourtant, récemment encore, je trouvais cette expression sur l’un des réseaux sociaux, devenus rings de combat où l’on jette sur les “murs” ses avis sans créer de vrais conversations: “Un sage indien a dit ceci : "La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu, et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve". Respectez vous les uns les autres : Ta vérité ne sera pas celle de ton voisin mais sera tout autant respectable que la sienne., et réciproquement.”
Il y a là une erreur fondamentale dans l’appréciation du dialogue.
Si “mon” point de vue est par nature subjective, je ne peux m’en contenter et le comparer individuellement à celui de l’autre. Car il n’y a pas ici de recherche de compréhension de la réalité mais bien la défense d’un positionnement individuel.
Dans sa récente autobiographie, Edward Snowden réfléchis sur cette problématique actuelle des réseaux sociaux. Selon lui, la levée de l’anonymat sur internet l’a transformé en un lieu où l’on vient défendre son identité, son soi, son existence en présentant ses idées comme incontestables, aussi valables que les autres… Certains pourraient dire que beaucoup sur les réseaux sociaux profitent d’une fausse identité pour se laisser aller aux formes d’expression les plus violentes. Mais, je suis d’accord avec Snowden dans le fait que Internet est désormais un lieu d’affirmation de l’égo plus qu’un lieu d’échange comme il a pu être à ses débuts idéalistes.
A mon sens, la tendance au bien-être individuel et au développement personnel de ces dernières années est venue renforcer cette situation. Mais je traiterai le sujet dans une prochaine publication.
Pour revenir au point de vue et à la subjectivité inhérente à “mon” point de vue. C’est le sens même de l’étymologie de “opinion”: idée préconçue, préjugé, conjecture, croyance, illusion.
Dans ma démarche de compréhension du monde qui m’entoure, ma première expérience est celle de mon ressenti du monde, de mon point de vue, qui est donc subjectif.
Ceci est d’autant plus vrai que le ressenti, donc le résultat émotionnel de notre expérience du monde, est déformé par l’imperceptibilité de nos sens (nos yeux ne voient pas 100% de la réalité par exemple) et l’interprétation de leurs signaux au filtre de notre vécu passé, de notre niveau de connaissance… Donc même mes émotions sont subjectives et ne peuvent servir de référence dans ma compréhension de la réalité.
Ceci aggravé qui plus est par le fait que nos capteurs (yeux, nez, oreilles…) se jouent parfois de nous! Ainsi, ma perception de ma réalité est non seulement incomplète mais bien souvent erronée et piégée dans de si nombreux biais cognitifs. Autant que “ma” réalité est avant tout un patchwork d’impressions imparfaites rassemblées les unes avec les autres pour tenter de donner du sens à une expérience solitaire!
Alors que faire? Se rappeler que, en tant qu’humains, nous ne sommes pas juste la juxtaposition d’individualités mais que c’est bien l’addition de nos points de vue, de nos savoirs qui fait notre richesse. Plus ces points de vue sont divers et complémentaires plus ils nous aideront à nous approcher d’une vérité collective qui sera la plus complète possible.
A titre accessoire, cela vient en défense de la diversité et de la nécessaire mixité des cultures pour garantir une approche efficace de la réalité.
Donc, contrairement à l’interprétation partagée plus haut, ma vérité n’est pas valable en soi. Elle ne sera valable que si partagée et complétée de celle de l’autre pour reconstituer le miroir dans sa globalité. Autrement, je ne fais là encore que défendre mon positionnement, que d’affirmer mon égo.
Et plus mon égo vient distancier “ma” réalité imparfaite de la tienne, plus je creuse le fossé de nos différences et plus la vérité se perdra dans les ténèbres de l’oubli.
C’est là très certainement le problème de cette absence ou de cette difficulté de conversation qui mine notre société en ces temps pandémiques. Qui plus est, cela est fortement renforcé par les algorithmes des réseaux sociaux qui ne sont pas là pour créer de la conversation mais de l’opposition.
Alors que faire? La première des choses est de sortir d’une attitude égotiste: reconnaître que l’individu n’est rien en soi car l’humain est un être social par nature. Comme l’explique le concept d’Ubuntu des Zoulous, en tant qu’humain je n’existe qu’au travers de l’autre. Mon existence, de mon point de vue, est enfermée dans mon esprit. Je ne peux avoir d’autres preuves de ma réalisation et de mon existence en tant qu’individu que si les autres me reconnaissent.
Mais alors, dois-je provoquer cette reconnaissance par l’opposition et l’imposition de “ma” réalité, pourtant imparfaite, ou dois-le faire en participant à la création d’une réalité collective plus objective, qui viendra marquer ma présence dans ce monde?
Ensuite il convient d’admettre l’ampleur de notre ignorance. Socrate nous rappelle l’importance de “savoir ce que l’on ne sait pas”. Si l’on pouvait quantifier la masse de savoir dans l’univers, la quantité du savoir individuel serait à peine visible à l’oeil nu. La masse de ce que l’on sait que l’on ne sait pas serait une petite portion sur un camembert statistique.
En revanche la masse de ce que l’on sait que l’on ne sait pas représenterait la quasi-totalité de ce schéma. Et c’est pour cela qu’il importe de sortir de son “point de vue”, de ne pas se limiter à son “opinion” ou à son “ressenti” car cela nous pousse à considérer que nous avons le savoir suffisant pour comprendre la réalité.
Or c’est loin d’être le cas. Dès lors mon point de vue devient anecdotique et ne peut servir de base pour définir des généralités ou des principes directeurs d’appréciation de la réalité. Très souvent pourtant, beaucoup assènent leur vérité en partageant ce qu’ils observent, ce qu’ils expérimentent dans le cadre de leur réalité. Comme nous venons de le voir, cette réalité étant bien trop limitée, le raisonnement empirique du seul point de vue individuel ne sera jamais pertinent pour en tirer une règle de vie ou des conclusions rationnelles.
La seule solution sera donc le dialogue, le vrai. Il partira d’une attitude d’ignorance, de candide où l’on ira approcher l’autre pour qu’il nous fasse comprendre. Le mot anglais pour compréhension est “understanding” qui, si on le décompose, revient à dire: se tenir en dessous. Si je parle à l’autre pour lui dire, lui apprendre, je ne me donne pas l’opportunité de compléter mon point de vue, j’impose le mien. Je me place en position de contrôle et de rigidité intellectuelle.
Quand je m’ouvre à l’autre pour entendre son vécu, son expérience, je peux ensuite apporter le mien et ensemble nous construisons une image un peu plus complète de la réalité. Encore plus si l’autre est très différent de moi.
Feu le Rabbin Lord Jonathan Sacks disait:
“Le plus grand antidote contre la violence est la conversation, échanger sur nos peurs, écouter celles des autres et, alors que nous partageons nos vulnérabilités, nous découvrons la génèse de l’espoir”.
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